vendredi 24 avril 2009

Le cycle de Terra : L'Enfant du Rêve (2)

Chapitre un : Convergence


 Première partie : Chasse en forêt


Peu de personnes connaissaient la forêt d’Eliatt. Et ces dernières l’évitaient soigneusement. C’était l’un de ces lieux sur lesquels couraient de terrifiantes rumeurs. Nul ne se souvenait que cela avait pu être un jour l’un des endroits les plus charmants du Laéron. Et nul ne cherchait vraiment à le savoir. Pourtant, il s’y dressaient les manifestations d’une humanisation en quelques habitations monolithiques et isolées, semblables à des manoirs, ayant appartenu à un passé révolu. Les routes commerciales et touristiques avaient été détournées après qu'étaient survenus les premiers incidents mortels, et les rares villages qui en jalonnaient la bordure avaient été abandonnés. Il y avait certaines catégories d’individus qui s’y rendaient encore de temps à autres : les aventuriers particulièrement aguerris, les biologistes passionnés, et les inconscients patentés. Et dans cette minorité hétéroclite, seule une infime frange parvenait à en réchapper pour en parler et alimenter les fantasmes populaires. Généralement, les biologistes.

Jamais le moindre rayon de lumière ne traversait la frondaison qui, bien qu’étonnement haute provoquait un sentiment de confinement des plus oppressants. L’air y était humide, chaud, suffoquant. Faune et flore avaient fait de la disparition systématique des corps étrangers un art à part entière. Le venin du moindre insecte aurait décimé un régiment surentraîné. Au dessus d’un certain gabarit, les animaux n’étaient que crocs et griffes acérés, en dessous, ils étaient capable de libérer des toxines corrosives susceptibles de tuer une grande partie de la biosphère. Les plantes possédaient, elles aussi, tout le système nécessaire pour attirer, piéger, mastiquer, digérer et régurgiter tout animal qui n’aurait pas complètement abandonné la curiosité au profit de l’instinct de survie. L’ensemble s’entretuait joyeusement et perpétuellement. C’était à se demander quand, dans le cours laps de temps que durait une vie en moyenne dans cette forêt, et où trouvait-on la possibilité de se reproduire. Comment diable se faisait-il que, non seulement il y ait de la vie, mais qu’en plus, cette dernière se manifesta dans une sorte de population grouillante et assourdissante en constante augmentation ? Il s’agissait d’ailleurs d’un des principaux sujets d’études d’un éminent naturaliste disparut prématurément. Aventurier, biologiste, inconscient... Ses chances étaient restreintes.

En temps normal, tenter de traverser cette forêt avec un équipement minimal par pur pragmatisme aurait été qualifié de suicidaire. Pourtant, cela représentait un gain de temps substantiel ; virtuellement puisque personne n’avait véritablement tenté l’expérience, ou n’avait pu en ressortir pour témoigner. Mais dans le cas d’Énora, cela lui permettait également de semer un temps ses poursuivants. Au final, elle était doublement ‘‘gagnante’’. Si elle survivait, s’entend.

Cela avait quelque chose de fascinant de la voir évoluer dans ce milieu pourtant particulièrement hostile sans que rien ne sembla la troubler outre mesure. Elle avait pénétré en Eliatt depuis quelques heures seulement, et il semblait que ce n’était pour elle qu’un jardin d’agrément. Un œil inexpérimenté aurait pu lui prêter une outrageuse confiance en soi. Ce en quoi il n’aurait pas eu tout à fait tort. Pourtant, aucun élément dans sa course n’était laissé au hasard. La cadence de sa foulée, les arbres sur lesquels elle s’adossait, les lianes le long desquelles elle se lançait… Elle estimait qu’il lui faudrait encore une petite journée –sauf incident majeure– pour atteindre la bordure opposée. Elle ne se trompait pas. Elle se basait sur son expérience personnelle et son esprit d’analyse. Elle percevait ces petites perturbations dans l’air, les variations dans la densité de la végétation, elle repérait inconsciemment les changement de luminosité ou l’évolution d’apparition de certaines mousses sur son trajet. Rien ne lui faisait obstacle. Rien ne se dressait sur sa route. Même en Eliatt, le prédateur, c’était elle.

 

Énora avait commencé à mettre ses services de mercenaire sur le marché depuis une petite dizaine d’année maintenant. Elle avait commencé jeune, il faut dire. Aux vues de ses performances impressionnantes, de ses tarifs attractifs et de sa morale… Élastique, les demandes avaient afflué, et elle n’avait pas tardé à se faire un nom. On lui avait attribué un pseudonyme : Glace. Les raisons étaient multiples. Et cela lui permettait de revêtir une deuxième personnalité adaptée aux circonstances. Cependant, cette appellation ambiguë continuait de générer un quiproquo à son encontre. Tous ceux qui faisaient appel à ses services pour la première fois s’imaginaient qu’ils allaient se trouver nez à nez avec l’un de ces assassins sans foi ni loi, un homme tout en muscles, portant sur son visage les stigmates de nombreuses batailles, comme autant de trophées, la mâchoire proéminente, et le crâne rasé. Ils s’interrogeaient souvent lorsqu’ils voyaient arriver cette femme d’une trentaine d’année, à la mise impeccable, au visage long et aux traits fins dont l’ovale se dessinait parfaitement. Elle avaient des cheveux noirs, cours, et la peau légèrement plus sombre que la normale, presque grise. Mais le doute n’était plus permis lorsqu’ils croisaient son regard d’un bleu polaire, pétrifiant, un regard presque animal. Sur son front, on pouvait distinguer très nettement une cicatrice, que l’on prenaient parfois pour un tatouage. On pouvait y voir une gueule de loup. Quelques secondes suffisait pour se rendre compte que le moindre de ses mouvements était étudié. Le geste était précis, maîtrisé, son attention enveloppait tout l’espace dans lequel elle se trouvait. Beaucoup ressentaient un sentiment assez troublant en sa présence, assez peu confortable. Le sentiment d’être dans la même cage qu’un animal féroce qui, par intérêt, ou par jeu, tient à vous laisser la vie sauve encore quelques temps. Évidemment, elle le savait, et, évidemment, elle en abusait. Elle aimait cela d’autant plus que ceux qui requéraient ses services n’étaient pas à proprement parler des chérubins.

 

Énora continuait sa progression en Eliatt. Son plus grand atout, c’était sa vitesse. Ce serait encore une fois grâce à cela qu’elle se distinguerait lors de cette traque. En passant par la forêt, elle gagnait facilement deux jours sur les autres chasseurs. Les cibles mouvantes à la localisation incertaine avait toujours été ses préférées. Elle venait de dépasser un manoir que recouvrait à présent une mousse épaisse, mais dont les proportions témoignaient encore de l’investissement colossale que cela avait du être. Elle s’amusait à penser qu’elle y prendrait bien congé de temps en temps. Cela lui aurait au moins assuré d'y être tranquille, et retirée du monde.

 

En tant que mercenaire, Énora n’avait pas beaucoup de principes. Elle n’avait pas de code, et  ne fréquentait définitivement pas le milieu dans lequel elle évoluait. D’ailleurs, Énora ne fréquentait pas grand monde. Elle en était arrivé à un stade où elle pouvait refuser certaines tâches et profiter de retraites en solitaire dans le loft luxueux qu’elle louait en surplomb la cité d’Elone. Son travail se basait avant tout dans une confiance réciproque entre elle et son employeur. Elle rencontrait d’ailleurs systématiquement les commanditaires de ses opérations. C’était l’une des rares conditions ‘sine qua none’ qu’elle imposait encore.

Des inimitiés… Oui, à la réflexion, elle en avait sûrement. Mais il s’agissait plus de farouches rivaux que d’ennemis mortels. La demande était suffisamment importante pour qu’il n’y ait que peu de frictions entre les différents chasseurs. Elle n’en connaissait d’ailleurs qu’une petite portions. « Les meilleurs » se plaisait-elle à penser. Elle n’était de toute manière pas de celle dont on vole une prime ou un contrat. Grâce à sa vitesse. Et à son instinct.

Pour résumer, Énora/Glace avait fini par aimer son travail. Malgré les circonstances qui l’avait amenée à cela. Le don avait précédé la vocation de plusieurs années.

 

Une voix se fit soudain entendre distinctement :

– Tu ne l’as pas senti ? Arrête-toi ! Tout de suite !

Après avoir focalisé tout ses sens en un point précis, Énora réalisa qu’elle avait laissé sa vigilance s’endormir par la routine de sa progression, dans un endroit qui ne lui permettait pourtant aucune erreur d’appréhension. En temps normal, elle se serait contentée de contourner l’obstacle, mais en temps normal et particulièrement dans ce magma de végétation bouillonnant qu’était Eliatt, l’obstacle n’aurait jamais été un homme de deux mètres de haut, à la forte stature, dans le dos duquel pendait une arme qui s’apparentait plus à un battoir qu’à une hache et qui émettait de petites pulsations bleutées discontinues.

Plus que de la méfiance, ce que ressentit la chasseuse à ce moment là fut un sentiment de totale incompréhension. Cet homme n’avait aucune raison d’être là. Elle ne l’avait pas senti. Glace se figea sur place, les muscles bandés pour parer à toute éventualité. L’homme ouvrit les yeux, et porta sur elle un regard emprunt d’affection. On pouvait maintenant remarquer qu’il se tenait sur un tumulus autour duquel régnait une atmosphère de calme. Un simple rayon avait réussi à percer l’épaisse couche de feuillage pour éclairer son large torse nu, dont les tatouages offraient un spectacle d’une grande complexité. Son visage massif sur lequel se dessinait un large sourire était orné d’une barbe blonde. Ses grands yeux violets semblaient s’émerveiller de tous les détails dont ils pouvaient se repaître. L’homme avait dompté son abondante crinière blonde par le moyen de tresses qui soulignaient chaque mouvement de sa tête. Il arborait un pantalon noir aux tissus précieux et parfaitement coupé. Immaculé, était-il besoin de préciser. À la taille était noué une étoffe bleu qui pendait en un pan plus long sur le côté droit. C’était l’un de ces hommes sans âge, une véritable force de la nature dont la simple vision imposait le respect. On aurait pu penser qu’il s’agissait de l’incarnation d’un dieu barbare, venu du fond des âges. Si Glace se déplaçait avec aisance en Eliatt, l’homme y était chez lui, et la nature toute entière lui témoignait de l’amour. Il resta dans cette position de majesté pendant quelques secondes, qui parurent un éternité. Bien qu’il ne témoigna aucune animosité à son encontre Glace avait le souffle coupé. Il n’avait pas prononcé le moindre mot ou esquissé le moindre geste jusqu’à présent.

Et animé par une volonté invisible, il se mit en mouvement. Il déplaçait son imposante masse si rapidement, qu’en l’espace de quelques secondes, il avait purement et simplement disparut. Alors que la chasseuse devait adapter sa course à son environnement, il semblait que la forêt tout entière s’écartait pour offrir un passage à ce dieu oublié. Et la tension qui avait afflué en Énora se dissipa. Elle relâcha toute pression musculaire, happa une bouffée d’air, et posa un genou au sol.

–Et bien ça par exemple. Un moment de faiblesse. Ça ne te ressemble pas.

–Je ne crois pas t’avoir demandé ton avis Bleiz, lança Glace sur un ton particulièrement acerbe.

–Pourtant, il était sacrément imposant  comme bébé…

–C’est ça Bleiz, fait comme si je n’avais rien dit, comme d’habitude.

Énora rassembla ses esprits rapidement, et se remis en route. Ce n’était pas vraiment le bon endroit pour avoir un brin de causette.

– Et il est tout simplement apparu ! Je n’ai pas ressenti sa présence avant de le voir ! Et même alors, ça aurait pu être une projection onirique ! Il n’avait aucune trace significative, aucune... Consistance réelle.

–Pour ce qui est du réel, je ne sais pas, mais sa hache avait l’air particulièrement lourde.

La voix était distante, mais parfaitement audible. Elle était grave, rugueuse, mais pas impersonnelle. On aurait pu penser que la voix se voulait rassurante, si quelques pointes de grognements bestiaux ne perçait pas en certaines occasions.

–De toute façon, Bleiz, je n’ai pas le temps d’y réfléchir pour le moment. Il faut d’abord que nous sortions de la forêt, veux-tu ?

La voix se tut complètement, mais Énora pouvais sentir que Bleiz était toujours tapi dans son crâne, qu’il observait à présent attentivement ses moindres faits et gestes. Lui aussi s’était fait surprendre par le colosse, même s’il ne le reconnaîtrait jamais. Et ça le vexait. Énormément.

–Norig ?

Norig était le diminutif d’Énora et Bleiz devait être la seule ‘personne’ au monde à l’employer.

–Qu’y a-t-il Bleiz ?

Énora continuait de focaliser son attention sur sa course.

–Si l’on rencontre ce type encore une fois, j’aimerai assez que tu me laisses lui dire ma manière de penser.

–Bleiz ?

–Oui ?

–Je te signale qu’avec ce corps, contre lui, toi ou moi, nous nous serions pris la plus sévère dérouillée de notre vie.

–…

–Et maintenant, si tu veux bien me laisser tranquille, il faut que je me concentre.

1 commentaires:

RiyeT a dit…

Ah! De la bonne héroique fantasy! J'avoue ne jamais avoir lu de bouquin dans cette veine. Mais le texte est très bien écrit. Ca m'a donné envie d'en savoir plus: la suite!

Vous étiez au moins...