Sam, le journaliste, tire sur les pans de sa veste pour se donner de la contenance. Pourtant, il n'en mène pas large. Autant sa précédente interview lui promettait-elle de la courtoisie, de la douceur, et, pourquoi pas, de la délicatesse ; là, il s'attendait au pire.
Arrivé avec une vingtaine de minutes de retard, l'homme s'installe. Il n'est pas très grand. Il aurait presque l'air civilisé. Les apparences sont parfois trompeuses. Cet homme que Sam s'apprête à interviewer est un célèbre chasseur de troll.
Il tend au journaliste une main d'une grande finesse. Lorsqu'il s'en saisit, Sam a aussitôt l'impression qu'un rouleau compresseur lui broie les métacarpes.
Il retire sa main endolorie et son interlocuteur s'excuse alors avec un sourire gêné.
"-Hem, *Aïe* Chasseur –si vous permettez que je vous appelle ainsi évidemment–..."
L'homme hoche alors la tête d'un air entendu :
"-Je ne sais pas comment vous feriez autrement.
-Bien, donc, Chasseur, vous exercez un métier particulièrement difficile par les temps qui courent ; comment vous est venue votre vocation ?
-Le plus naturellement du monde et sans que j'y prenne vraiment attention. Je voyais autour de moi des tas de gens se faire agresser par ce monstre infâme et en perpétuelle recrudescence. Et puis un jour, je suis intervenu. Je n'y ai pas vraiment réfléchi, je me suis simplement attaqué à cette grosse bête. J'ai tout de suite compris que j'avais ça dans le sang.
Bon, entre vous et moi, les premières fois, ça n'était pas joli-joli... J'avais du mal à estimer la force qu'il fallait déployer contre ces bêbêtes. J'ai un peu tout essayer : de "nu avec un gourdin" à "tirer à gros boulets avec un canon à bout-portant". Et puis, avec le temps, j'ai fini par trouver l'équilibre qui s'imposait et par me constituer une petite équipe d'intrépides avec laquelle je pourchasse toujours le troll, où qu'il se cache.
-Certaines personnes ne vous portent pas particulièrement dans leur cœur.
-Je pense que vous faîtes référence à ce que nous appelons les "bien-pensants" : ces personnes qui reprochaient à Desproges d'être impertinent de son vivant pour l'encenser une fois mort. Des personnes pour lesquelles je n'ai, il faut le dire, pas beaucoup d'estime."
Visiblement insatisfait par la réponse, le journaliste décide de pousser un peu plus loin.
"-On vous aurait... Disons, reproché d'user des même techniques que les trolls en certaines occasions.
-Hum, oui, je vois ce à quoi vous faîtes allusion. Des événements fâcheux. Et nous avons sans doute nos torts aussi, il ne faut pas nous voiler la face ; pour chasser le troll efficacement, il faut s'imprègner de ses moeurs, ses coutumes. Parfois, sans y prendre garde, cela ressurgit, en public. Et il peut y avoir des dommages collatéraux, mais nous essayons toujours de limiter les dégâts.
-Mais comment faîtes-vous pour trouver le troll ?
-Cela dépend. Il y a plusieurs catégorie de trolls.
Il y en a de particulièrement stupides : ceux qui se manifestent spontanément, qui vous donnent jusqu'aux armes pour les pourfendre. En général, il s'énerve, il tempête, et puis il tombe sous le coup de quelques traits acérés.
Il y a le faux troll, l'admirateur du troll : c'est certainement le plus facile à combattre. Il est mal équipé. Il suffit de lui mettre une bonne fessée, et généralement, il n'y revient pas.
Plus dangereux, il y a l'ancien chasseur de troll. Celui qui est passé de l'autre côté de la barrière. C'est qu'il faut y prendre garde, vous savez, personne n'est à l'abri d'une mutation soudaine. Ces derniers sont préparés à toute éventualité, et portent préjudice à notre profession.
Il y a le vieux troll : celui sur lequel plusieurs chasseurs se sont cassés les dents. Il faut donc être habile et l'attaquer au moment où il s'y attend le moins ; le guetter jusqu'à ce qu'il fasse une erreur, et alors LÀ, on s'enfonce dans la brèche. Je ne vous cache pas que pour ce genre de troll, il faut être prêt à s'attaquer même aux mamans.
Il y a le troll rigolo, ou troll débonnaire. Je pense notamment à Ralph Pootawn. C'est celui qu'on a envie de laisser vivre sa vie, qui ne fait pas vraiment de mal aux gens ou ne leur porte aucun préjudice, qui s'ébat joyeusement. On en enrôle certains pour combattre à nos côtés. C'est certainement le troll que je préfère : celui qui vous donne envie de croire en un troll meilleur.
Évidemment, plus on est nombreux à conjuguer nos forces, plus il est facile de s'en prendre à un troll. S'il n'appelle pas trop de renfort, le combat est plié en moins d'une journée.
-Et... Vous est-il déjà arrivé de combattre plus fort que vous ?
-Je ne veux pas me vanter, mais non, pas vraiment. Il y a eu de farouches batailles, bien sûr, et certains m'ont forcé à m'y reprendre à deux fois, à rassembler mes forces, à redoubler d'ingéniosité, mais dans l'ensemble, je ne vois aucune ombre au tableau.
-Quel est le pire troll auquel vous ayez été confronté ?
-Ha... Il est vrai que je ne me suis pas excuser pour les vingts minutes de retard. Vous avez du penser que j'avais relégué mon civisme au vestiaire."
Sam sent soudain qu'il tient une véritable exclusivité. Il ne parvient pas à retenir la question que tout journaliste professionnel se doit d'oublier définitivement : la question qui reste en suspend.
"-Voulez-vous dire que... ?
-Oui, vous allez être le premier à relater l'inénarrable.
Voyez-vous, les chasseurs de trolls sont souvent obligés, pour gagner leur croûte, de se rabattre sur des monstres publics, ou d'intervenir lorsqu'une demoiselle –ou plus souvent un quidam– se trouve menacée. Il est rare dans une carrière de pourfendeur de tomber sur un troll qui vous est dédié. J'ai rencontré le mien aujourd'hui même ! Un bon gros troll, velu, méchant, farouche."
Le journaliste considère alors le Chasseur avec un oeil neuf. On peut voir dans ses yeux passer ce qui s'apparenterait le plus à du respect.
"-Mais vous avez l'air parfaitement serein. Jamais je n'aurais pu penser que vous reveniez d'un tel échange !
-Ho, j'ai livré de plus longues batailles, mais aucune n'a égalé en intensité celle qui s'est déroulée aujourd'hui. Pour la première fois, j'ai ressenti des motivations bien différentes. Il est évident que tout troll tend à se retourner contre son agresseur, mais lorsque celui-ci vous prend directement pour cible, vous ne savez plus trop comment réagir.
-Finalement, comment vous en êtes vous sorti ?
-Je ne fais pas le fier, mais je pense avoir vaillamment lutté contre ses assauts. À mesure qu'il s'épuisait –le troll s'épuise souvent en injures et en vaines menaces, c'est quelque chose qu'il faut entretenir– j'ai fait appel à ma botte secrète : le contre-appel du troll. Parce qu'il y a souvent un humain particulier auquel le troll s'est attaché. C'est un atout majeure lorsque l'on est capable de trouver de qui il s'agit.
J'ai été sans pitié, et la bête est morte. Je n'exclue pas un retour de flamme, mais j'ai pris le temps de me prémunir. Si elle ressuscite, il y aura des sanctions pires que le shéol !
-Pour conclure cette interview, que feriez vous si je vous disais... HO MON DIEU, DERRIÈRE VOUS, UN TROLL !"
Le chasseur, sans se départir de son regard impavide, se lève et s'en va.
Alors, bien malgré lui, le journaliste ne peut s'empêcher de penser : "quand même... Quels types ces chasseurs de trolls !"