lundi 15 novembre 2010

Interview fantastique 1 : Le Prince Charmant

L'homme cherche un visiblement le petit bouton d'enregistrement de son magnétophone. Il n'a pas l'air particulièrement rodé : ses mains tremblent, il est vraisemblablement impressionné de se retrouver en présence de son interlocuteur. Pour faire bonne figure, il pose son enregistreur sur la table en bois qui les sépare, croise les jambes, sort un petit calepin et un stylo, et remonte ses grosses lunette en écailles sur son nez.
Amusé, le Prince Charmant tente de le rassurer avec un sourire, provocant l'effet inverse ; Le journaliste se raidit encore d'avantage dans son fauteuil Louis XV.

"-Bien, Prince Charmant, je vous propose de commencer l'interview sans plus attendre.
-Parfait, je vous attends. Vous a-t-on proposé de boire quelque chose ? N'importe quoi ?"

Le prince n'a visiblement pas à se forcer pour être, si ce n'est charmant, tout du moins attentif et serviable.

"-Je... oui, non, merci, c'est très gentil à vous, j'ai tout ce qu'il me faut. Commençons s'il vous plaît.
-Je vous écoute.
-Bon, parfait. Premièrement, Prince, une question que l'on a du vous poser à de multiples reprises, mais... Le journaliste cherche quelques instants la meilleure formulation possible. Bon, comment assumez-vous aujourd'hui, votre statut ?
-Effectivement, c'est le genre de question que l'on est souvent amené à me poser. Mais ne vous en excusez surtout pas, je vous rassure, mes amis n'en reviennent toujours pas, eux non plus, vous savez.
Pour vous répondre, je dirai tout simplement que je ne suis pas né prince. Et en toute honnêteté, jusqu'à l'année dernière, j'étais non seulement persuadé que cela ne m'arriverait jamais, mais que je ne m'en porterais pas plus mal. J'imagine que j'ai juste eu une chance insolente, même si ça n'est pas tous les jours facile de porter ce titre.
-Justement, parlons-en de ces facilités : notoriété, prestige, pas encore pouvoir, mais j'ai entendu dire que ça ne saurait tarder... Est-ce si compliqué que cela d'endosser toutes ces responsabilité ?

Le Prince sourit à nouveau. son regard francs et clair semble se perdre un peu derrière le journaliste.

- Et bien, je pense que vous vous arrêtez à la partie émergée de l'iceberg mon cher ami. Et à vrai dire, possiblement sur toutes les facettes de ce personnage que l'on me prête et que je suis le plus susceptible de détester. Mais je vous comprends. Il est vrai que la réception de cet hôtel est quelque peu impressionnante, ce n'est pas le genre de chose auxquelles on se fait rapidement. Le journaliste réalise que le Prince vient quasiment de le traiter d'amateur sans se départir de son sourire, avant de reprendre. Voyez vous, j'ai pris sur mon emploi du temps pour venir vous répondre, car être le Prince Charmant me contraint à concilier tous les aspects de ma vie d'avant avec mes obligations chevaleresques. De prince, je n'en ai que le titre.
-Que votre "chère et tendre" comme vous vous plaisez à l'appeler, a pourtant dénigré il y a peu.

Le Prince regarde à nouveau le journaliste droit dans les yeux. Il s'y attendait à celle-là.

-Effectivement. Un jour, je suis un preux chevalier, et le lendemain, elle décrète la "mort du Prince Charmant". J'imagine que mes prédécesseurs exerçaient un métier plus en accord avec leur temps.
Auparavant, on était un Prince à plein temps. La femme restait dans son donjon, on s'entrainait à pourfendre quelques dragons, orcs, ou traîtres, et on allait la sauver. S'ensuivait généralement un mariage, on engendrait une tripoté de marmots prêts à reprendre le flambeau de l'un ou l'autre des parents, et on vivait heureux pour jusqu'à la fin des temps -valeur relative lorsque l'on était appelé à mourir à 35 ans. Pour cela, je vous assure, votre lignée n'était pas du genre à vous traiter de machiste consommé, à prendre les décisions politiques opposées aux votre ou à fomenter votre perte avec une petite révolution parricide.
-Tandis-qu'aujourd'hui... ?
-Disons que la vie d'aujourd'hui a quelque peu changé l'exercice de la fonction. Pour commencer, il faut savoir que la principauté charmante n'entretient plus son homme. Ho, depuis un certain cahier de doléances en 1789, certes, mais il fallait le rappeler. Ensuite, il faut toujours composer avec les monstres, mais on guerroie à présent presque uniquement avec des hordes de trolls, qui ont chassé toutes les autres créatures fantastiques. La WWF tente bien de réintégrer quelques dragons, licornes ou tyrannosaurus-rex, mais rien n'y fait, le troll prédomine toujours. C'en est lassant à la longue. D'autant que les assauts peuvent surgir de n'importe où, et croyez-moi, ça n'est pas toujours facile de se promener avec une épée bâtarde lorsque l'on porte un costume Paul Smith dans le métro, ou, plus compromettant, lorsque l'on profite d'un instant de grâce dans la couche de sa dulcinée.

Le journaliste semble soudain avoir retrouvé son âme d'enfant. Il s'agite à présent dans son fauteuil, oublie sa gêne son impertinence, et boit les paroles du prince.

-Mais au-delà de ses simples choses -assez futiles finalement-, la vraie révolution dans ce monde de prince et de charme est toute féminine.
-Voulez-vous dire que vous regrettez l'époque "bénie" où la chaste princesse vous attendez bien sagement en pratiquant des activités aussi utiles que la couture ou le chant et la harpe ?
-Non, bien sûr que non. Je ne suis pas seulement pour la libération de la femme, je pense également et depuis ma prime enfance que la différence, quelle soit sexuée ou ethnique, n'est qu'un outil de contrôle primaire datant d'une période révolue.
Simplement... Simplement il est certain que le rôle fait moins rêver qu'autrefois, que les petites filles ont a présent bien grandi, qu'elles travaillent et s'amusent parfois plus que vous ; vous n'êtes pas à l'abri d'une humeur changeante, ou d'un malandrin croisé dans un quelconque bar obscur et qui aura tôt fait de vous retirer votre titre, votre honneur, et la femme de votre vie.
-Si j'entends bien ce que vous dîtes, Prince, vous n'êtes qu'un homme comme les autres, un peu plus romanesque et romantique peut-être ?

Le Prince sent la pitié de celui à qui l'on vient de briser un rêve poindre dans les paroles du journaliste. Il n'en demeure pas moins souriant. Il a l'habitude auprès de la gent masculine.

-Ho, non, au contraire. J'aurais tendance à vous dire que je suis moins qu'un homme. Pour beaucoup, je ne suis plus qu'un titre, et j'espère simplement le conserver le plus longtemps possible, même s'il est entaché, ou qu'il a perdu de sa superbe.
Je pense que beaucoup m'envient, et je ne me plains pas. Il s'agit simplement d'un combat permanent. Mais qu'il est doux d'en retirer les fruits, chaque soir et chaque matin.
-Vous voulez dire... ?
-Auprès de ma "chère et tendre", oui, parfaitement. Car vous savez, finalement, s'il y a bien une seule personne pour laquelle je souhaite préserver mon titre, c'est bien elle.

Le journaliste remercie le Prince Charmant de lui avoir consacré du temps, se relève, un peu décontenancé. C'est bien la première fois qu'un personnage fantastique lui paraît aussi réel. Et aussi touchant. L'attachée de presse lui fait signe, il va régler les derniers détails avec elle.
Le Prince Charmant se retire, quitte le hall du Georges V, remet sa cape, et remonte sur son alezan farouche.
Au milieu de la circulation, le journaliste le suit du regard pendant un temps, et il continue de se répéter : "vraiment, c'est pas toujours facile d'être le Prince Charmant"

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